Léonid Ivanovitch Pliouchtch (1939-2015)
4 juin 2015 : très certainement ne le sait-elle pas encore, mais l’Ukraine est en deuil de Léonid Ivanovitch Pliouchtch. In memoriam.
Et, bien au-delà des Ukrainiens, la grande famille des dissidents ex-soviétiques et tous ceux qui luttent pour les droits de l’Homme dans le monde, plus particulièrement en Ukraine et en Russie – simples citoyens, militants, combattants – Car c‘est hélas un combat, et sans fin.
Tous ceux pour qui les termes dignité, justice, tolérance, respect, liberté ne sont pas de vains mots sont concernés par cette perte immense.
Et quant à ceux qui ont eu la chance de connaître ce grand résistant qui a dit non au totalitarisme soviétique et à la colonisation de son Ukraine bien-aimée, sa disparition leur cause un vrai chagrin.
Hélas, les jeunes générations, ignorent quasiment tout de la dissidence et, le plus souvent, rejettent le passé soviétique. On peut le comprendre. Mais il faut absolument qu’elles sachent que l’Ukraine a compté, parmi ses grands hommes, un formidable humaniste.
Né en 1939 à Naryn, en Kirghizie soviétique, Leonid Pliouchtch étudie d’abord à la faculté de maths-physique d’Odessa, puis, en 1962, il termine l’université de Kiev. De 1962 à 1968 – année de son renvoi pour raisons politiques – il travaille à l’Institut de cybernétique de Kiev. Il participe activement au mouvement soviétique de défense des droits de l’Homme, auteur et maillon fort du réseau clandestin de diffusion d’ouvrages interdits, le samizdat. Il prend une part active dans le mouvement national démocratique ukrainien. À partir de 1969, il devient membre du Groupe d’initiative de défense des droits de l’Homme en URSS, et l’un des quinze fondateurs du Groupe d’Helsinki.
Arrêté en 1972 sous l’accusation d’agitation et de propagande anti-soviétiques, le tribunal le condamne à être interné à l’hôpital psychiatrique spécial de Dniépropétrovsk où il est «soigné» pour schizophrénie. Usant de tous les moyens pour neutraliser les protestataires, l’Etat soviétique a largement utilisé la psychiatrie comme instrument de répression politique.
En janvier 1976, libéré grâce à l’action internationale conjointe des Comités de mathématiciens, de psychiatres, de syndicats et de la diaspora ukrainienne, il émigre avec sa famille en France, dont il obtient la nationalité.
En 1977, nommé représentant étranger du Groupe ukrainien Helsinki de défense des droits de l’Homme, il poursuit son action en Occident, signe des articles dans des organes de presse français, ukrainien et russe. Il collabore aussi à la rédaction ukrainienne de Radio Liberty.
Depuis la Perestroïka gorbatchévienne et l’indépendance de l’Ukraine, Leonid Ivanovitch se consacre à la philologie des littératures russe et ukrainienne.
En grand intellectuel, il s’intéresse à bon nombre de sujets qu’il étudie avec pertinence et clairvoyance. N’oublions pas que l’héritage de la dissidence, son esprit de lutte pour la démocratie, le respect des droits fondamentaux, pour un pays libre, s’incarneront dans la Révolution Orange.1
J’ai eu la chance insigne de le connaître grâce à ma consoeur Renata Lesnik, son amie. Cette autre figure historique de la dissidence, unique dissidente moldave, nous a quittés fin décembre 2013. Ensemble, nous avons réalisé un documentaire sur cet intellectuel hors pair intitulé «Ainsi parlait… Pliouchtch». L‘une de ses toutes dernières interviews, peut-être la dernière, figure aussi dans l’ouvrage collectif «Goodbye, Poutine», paru en 2015.2 Avec calme, il y raconte la prise de conscience qui fut à l’origine de sa dissidence :
«La prise de conscience du facteur humain a entraîné celle du facteur national. Mon Ukraine natale n’était qu’une colonie. L’empire soviétique était l’ennemi de la liberté, de l’humanité, de toutes les nations, peuple russe y compris. Le samizdat domina peu à peu toutes les sphères de la vie et de la pensée. En m’y insinuant, je devins non seulement un lecteur de littérature interdite, mais aussi un diffuseur et un auteur. En tant que marxiste, j’ai tenté de résoudre les contradictions entre théorie et pratique en analysant, dans mes articles, la théorie marxiste, l’éthique, le problème nationaliste. Mes débats avec les proches du samizdat, qu’ils soient marxistes ou anti-marxistes, m’ont mené à la conclusion que nous vivions un capitalisme féodal employant des esclaves d’État.. »
Est-il utile de rappeler que Léonid a abandonné le marxisme sans regrets.
À notre époque d’indifférence, d’hypocrisie, de cynisme, qui privilégie le paraître au détriment de l’être, Léonid Pliouchtch était la droiture même. Jusqu’à la fin, il a dénoncé la propagande, l’injustice et la pensée unique. Jusqu’à la fin, il s’est préoccupé de l’avenir de son Ukraine bien-aimée. Mais il se tenait aussi aux côtés de l’oppo-sition russe traquée par le Kremlin. Et de toutes les victimes des dictatures.
La dernière phrase du film que Renata et moi lui avons consacré en dit long sur la hauteur de vue de cet homme remarquable. En réponse à ma question sur l’éthique qui guida vie, il répondit simplement :
«J’ai essayé d’être un homme honnête. Tel est mon credo. (…) L’important est de le demeurer, au moins intérieurement. Et c’est horriblement difficile ! »
Il réussit à l’être toute sa vie.
Cher Léonid, vous connaître, échanger avec vous, fut un honneur et une fierté.
R.I.P. Que le royaume des cieux vous ouvre ses portes…
Hélène Blanc, russologue