Delphine Borione : « Le relativisme culturel est souvent porté par des pays qui y trouvent un moyen de réprimer, chez eux, les droits de l’Homme, de les mettre au service d’un projet politique ou religieux. »
Sabine Renault-Sablonière: Delphine Borione, vous êtes ambassadrice de la France pour les droits de l’homme. Comment peut-on inscrire les droits de l’homme dans une politique étrangère, notamment dans la politique étrangère de la France ?
Delphine Borione: La question des droits de l’homme s’inscrit dans notre politique étrangère, à la fois dans nos relations bilatérales et dans notre action multilatérale. Nous avons une diplomatie humaniste et féministe. Dans nos relations bilatérales, nous rappelons l’importance de l’état de droit, de la démocratie et du respect des droits humains, en discutons dans nos dialogue politiques et l’inscrivons dans nos projets de coopération. Nous déclinons cette priorité également au sein des organisations internationales, qu’il s’agisse de l’ONU, du Conseil des Droits de l’homme des Nations Unies, du Conseil de l’Europe, ou de l’OSCE. Elle est aussi au cœur de la construction même du projet européen de l’UE et dans sa politique étrangère. Comment agissons nous ? par l’adoption de normes internationales les plus exigeantes possibles, comme des conventions internationales, par la dénonciation des violations les plus manifestes et l’adoption de sanctions le cas échéant, mais aussi par l’échange de bonnes pratiques et des projets de coopération internationale pour aider les pays à s’y conformer (avec des actions de formation par exemple). L’attachement aux valeurs et aux droits est, de notre point de vue, essentiel pour le respect de la dignité de chacun mais également pour assurer le développement de sociétés plus prospères, plus innovantes, et aussi plus promptes à s’adapter et préparer l’avenir. Une société civile active et dynamique est aussi une condition de stabilité politique.
S.R.S. : A une époque où on voit que les démocraties sont de plus en plus menacées et que beaucoup n’y croient même plus, pensez-vous que défendre les droits de l’Homme est une protection pour sauver la démocratie ?
D.B. : Certes, on voit que l’espace dévolu aux sociétés civiles se restreint dans beaucoup de pays et que globalement, les démocraties sont en recul car certaines sont tentées par l’autoritarisme ou l’il-libéralisme. Mais par ailleurs, les démocraties n’ont pas fait preuve de leur échec, au contraire. On le constate aussi bien dans leur adaptation à la crise du Covid que dans le développement économique. Les démocraties ont des forces internes de développement, d’adaptation et d’innovation que n’ont pas les régimes autoritaires. Ces derniers ont plutôt montré, ces dernières années, soit des politiques d’agression (comme la Russie) ou des politiques de repli sur soi. Face aux mutations incessantes du monde, l’avenir se joue vraiment dans la capacité d’adaptation pour lesquelles les démocraties ont une forte valeur ajoutée. Et les individus s’y trouvent mieux ! Le respect des droits et des libertés est antinomique des régimes autoritaires. Il est clair que démocratie et droits de l’Homme se nourrissent mutuellement, se co-construisent. Il peut y avoir des démocraties qui ne respectent pas complètement les droits de l’Homme et réciproquement, mais c’est beaucoup plus rare. Pour protéger les démocraties, il faut renforcer la capacité de résilience des populations, et cela se fait par l’existence d’une presse plurielle et indépendante, la lutte contre les manipulations de l’information, la protection des défenseurs des droits de l’Homme, l’habitude de débat d’idées, etc.
S.R.S : Quelles sont aujourd’hui les priorités de la France en matière des droits de l’Homme ?
D.B. : Il y en a beaucoup, c’est donc difficile de résumer en quelques mots. Je pourrais peut-être dire, en caricaturant, que nous déclinons notre devise “Liberté, Egalité, Fraternité” à l’international. Egalité, d’abord : ce qui veut dire égalité entre les femmes et les hommes et j’ai rappelé combien la diplomatie féministe était importante ; lutte les discriminations raciales et l’antisémitisme, respect des droits de toutes les personnes, notamment les personnes LGBT+, des personnes handicapées. Lutte contre la peine de mort aussi, une de nos grandes priorités.
Deuxième axe : les libertés publiques, la liberté d’expression, la liberté des médias dans un monde où sa répression est parfois hélas un outil de gouvernement. Or on sait combien la liberté de l’information est gage de démocratie. Libertés académiques ou d’entreprendre.
Et puis solidarité, parce que les droits économiques et sociaux sont tout aussi importants que les droits civils et politiques. Je rappelle que les droits de l’Homme, selon la déclaration universelle de 1948 sont à la fois universels, indivisibles, interdépendants et inaliénables. Ils forment un tout que nous devons défendre et promouvoir. La solidarité s’exerce, aussi, vis-à-vis des défenseurs des droits de l’Homme. Pouvoir accueillir des défenseurs des droits de l’Homme qui sont menacés, les aider à se protéger sur place est une des grandes priorités de notre pays. Nous avons récemment crée une initiative, l’initiative Marianne pour les défenseurs des droits de l’Homme qui illustre cet engagement.
SRS : Pourriez-vous nous dire quelques mots sur l’initiative Marianne ?
Ce programme d’accueil et de soutien vise à renforcer l’attractivité et l’aide de la France aux défenseurs des droits de l’Homme. Lancée en décembre 2021, l’initiative comporte 3 volets. Un premier volet international, avec un soutien aux défenseurs des droits de l’Homme dans leur pays ; un volet national avec l’accueil d’une promotion d’une quinzaine de défenseurs pris en charge pendant 6 mois en France pour suivre un programme personnalisé de développement de capacités et de création de réseaux et enfin un volet partenarial qui a vocation à créer des synergies entre les différents acteurs publics et les organisations de la société civile, ainsi qu’avec les partenaires européens.
S.R.S : Il y a des défenseurs des droits de l’Homme dans de nombreux pays à travers le monde ?
D.B. : Bien sûr, il y en a dans tous les pays. Les droits de l’Homme tiennent bon parce que des hommes et des femmes luttent pour leur protection s’appliquent à tous. La définition que l’ONU a adoptée en 1998 est très large : l’expression désigne « toute personne qui, individuellement ou en association avec d’autres, œuvre à la promotion ou à la protection des droits de l’homme de manière pacifique ». Les membres des ONG des droits de l’Homme sont des défenseurs, ainsi que tous ceux qui contribuent à promouvoir activement le respect des droits fondamentaux, comme les avocats ou les journalistes qui, pour beaucoup, combattent pour faire prévaloir la vérité sur la désinformation. Mais tous ne peuvent pas s’exprimer comme ils le souhaiteraient. Dans certains pays (et de plus en plus hélas), dans lesquels ces droits sont opprimés, les défenseurs des droits prennent de gros risques et le payent parfois de leur liberté voire de leur vie.
S.R.S : Etes vous inquiète par cette ambiance, que l’on voit émerger un peu partout : le wokisme, la bien-pensance qui peuvent être considérés comme une atteinte à la liberté d’expression parce qu’on est enfermé dans un mode de pensée. Lorsqu’ on en sort, on est tout de suite taxé de complotiste, extrémiste et autre amabilité ?
D.B. : Oui, je crois que c’est un danger qui peut, s’il est poussé de façon radicale, menacer l’universalité des droits humains. Souvent le wokisme oublie les contextes historiques qui sont essentiels pour savoir comment les mots ont été utilisés et comment les concepts ont été créés à certaines périodes. En aucun cas, l’universalité ne doit être remise en cause.
S.R.S : Il est vrai que l’on a tendance à remettre en cause l’universalité au profit d’un relativisme qui provoque une inégalité entre les individus. Certains auraient droit aux droits de l’Homme et à la démocratie et d’autres non parce que ça n’appartient pas à leur culture.
D.B. : Absolument, je suis profondément convaincue de cette universalité. Les femmes afghanes n’auraient pas droit à pouvoir enlever leur voile sous prétexte de vivre sous un régime répressif ? et un homme peut –il être sans procès, mis en prison pour 8 ans pour un tweet qui dérange son gouvernement ? Certes les régimes politiques ou les référentiels culturels diffèrent mais l’individu, où qu’il soit, a des droits qui sont attachés à sa dignité en tant que personne humaine. Cette conception vient de l’esprit des Lumières. Toute personne doit bénéficier de droits civils et politiques mais également des droits économiques, sociaux et culturels. Le relativisme culturel est souvent porté par des pays qui y trouvent un moyen de réprimer, chez eux, les droits de l’Homme, de les mettre au service d’un projet politique ou religieux. Nous défendons, au contraire, une vision où chacun doit voir ses droits respectés, dans le respect bien sûr des lois et de la sécurité de tous, et où des mécanismes sont mis en œuvre pour pouvoir assurer justement leur respect effectif sous le contrôle du juge.
S.R.R : Et dernière question : quels sont les outils dont dispose la communauté internationale pour faire respecter les droits de l’Homme ?
D.B. : Reconnaissons d’abord que ces outils sont incomplets. Ils sont rarement contraignants car ils se heurtent au principe de souveraineté des états. Il n’y a qu’à constater, malheureusement, l’état des droits de l’Homme dans le monde et les nombreuses violations que l’on peut observer. Néanmoins, il est important de faire le meilleur usage possible des instruments existants et de les renforcer. Je pense à l’architecture internationale qui a été construite par les Nations Unies, avec le Conseil des droits de l’Homme, ses mécanismes d’examen périodique universel par les pairs, les différentes conventions, le rôle d’examen des comités sur la mise en œuvre des obligations attachées à ces conventions. Il y a aussi le rôle fondamental au niveau national des systèmes judiciaires. Il faut aussi noter les progrès de la justice internationale : la communauté internationale a adopté des mécanismes internationaux d’enquêtes qui peuvent être régionaux ou internationaux. Je pense en particulier à la Cour Pénale Internationale, dont le statut a été adopté à Rome en 1998. Aujourd’hui toute personne, auteur de violations majeures de crimes de guerre et de crimes contre l’humanité sait qu’elle devra, un jour, rendre des comptes. Et il y aura des actions en justice. C’est une pierre de plus dans cette architecture pour décourager les violations les plus graves des droits de l’homme. Malheureusement, on le voit, cela ne suffit pas à arrêter les guerres comme on le voit avec Poutine et la guerre en Ukraine mais c’est quand même un progrès.
S.R.S : Merci d’avoir consacré ce temps à la SIDH, à la Société Internationale pour les Droits de l’Homme.
Propos recueillis par Sabine Renault-Sablonière