Entretien avec Patricia Lalonde, ancienne députée européenne et membre de l’UDI.
Pourquoi assistons-nous à un basculement géopolitique majeur ?
SIDH — Lors de notre dernière réunion du bureau français de la Sidh, vous avez évoqué « un basculement du monde ». Pouvez-vous nous dire en quoi, selon vous, consiste ce basculement géopolique ?
Patricia Lalonde :
La croyance largement partagée en Occident, selon laquelle les démocraties libérales se comporteraient différemment des états autoritaires, lesquels nous dit-on, mettent en péril l’ordre mondial, fondé sur le droit et constituent le véritable obstacle à la paix, s’est révélée fausse.
La vision de la géopolitique de l’occident libéral n’accorde aucune priorité à telle ou telle région du monde, l’objectif étant d’apporter la démocratie et le libéralisme par tous les moyens possibles.
Depuis 70 ans, les dirigeants des États-Unis et des pays européens clament leur croyance en ce que la justice et la paix sont les meilleurs moyens d’assurer la démocratie… Bien qu’ils prétendent détester les guerres, ces défenseurs d’une politique étrangère libérale, souvent utopiste et idéaliste, n’hésitent pas à y recourir pour parvenir à leurs fins.
La doctrine Bush suivie par celle d’Obama pour démocratiser le Moyen Orient par le fusil en est un parfait exemple. Il n’est donc pas étonnant que « l’école réaliste » ait vivement critiqué la guerre en Irak, fondée sur un mensonge ( les armes de destruction massive)…
Il s’agit donc d’étudier la géopolitique, les affaires du monde, non sous le prisme de l’idéologie, comme cela est malheureusement souvent le cas, mais par une approche réaliste, qui donne toute sa place à la diplomatie.
L’approche de « double standard » sur les droits de l’Homme est en train de revenir en boomerang sur les pays occidentaux ; pourquoi ne parler que des pendaisons condamnables évidemment en Iran et ne pas dire un mot sur les nombreuses exécutions en Arabie Saoudite ?
Est-il nécessaire de bombarder un pays et de faire des milliers de morts afin d’imposer la démocratie ?
La plupart des pays de monde ne supportent plus nos mensonges et notre politique du deux poids deux mesures.
Nous assistons au bouleversement de l’équilibre du monde au travers des BRICS que de plus en plus de pays rejoignent.
C’est l’établissement d’un nouveau monde où les rapports des nations seront rééquilibrés. Comme le Général de Gaulle l’avait dit : Même les petites nations doivent être respectées. Les puissants doivent aider les moins puissants.
Un des exemples phares de ce basculement est l’Arabie saoudite qui a toujours été sous la coupe des États-Unis et qui, malgré tout, grâce à la médiation chinoise, s’est rapprochée de l’Iran. L’Inde est en train de basculer également. Elle se rapproche des positions de Moscou et de la Chine.
L’exemple des printemps arabes est significatif… Nous avons soutenu les Frères Musulmans pendant les révoltes des Printemps arabes et les conséquences ont été désastreuses :
– En Égypte, Morsi a été renversé, et le Maréchal Sissi a pris le pouvoir par un coup d’état.
– En Syrie, Bachar el Assad, appelé « le boucher de Damas », est toujours au pouvoir en Syrie après une guerre dévastatrice, qui a provoqué une terrible crise de migrants en Europe. Il est aimé par son peuple qui refuse d’être mis sous la coupe des islamistes.
SIDH — De manière plus concrète, votre réflexion s’appuie sur des voyages récents que vous avez faits en Syrie, en Iran, en Azerbaïdjan et au Cambodge.
Pour chacun de ces pays, pouvez-vous nous préciser comment se manifeste ce basculement du monde ?
P-L : La réalité sur le terrain est bien différente de celle décrite dans nos média. Nous avons pu le constater lors d’un déplacement organisé par l’Association France Syrie. La ville de Damas est entièrement reconstruite, le peuple syrien fait preuve d’une grande résilience, la sécurité y règne. Nous avons pu rencontrer l’académie de diplomatie. Les nombreux diplomates, hommes et femmes, nous ont expliqué comment ils avaient vécu cette sale guerre contre les islamistes que nous leur avions envoyés. Ils nous ont demandé pourquoi la France n’avait pas rouvert son ambassade, alors que de nombreux pays européens l’avaient déjà fait…
Nous avons rencontré la ministre de la culture qui coordonne la rénovation des sites historiques à Palmyre comme à Alep, ainsi que les sœurs de l’abbaye de Maloola qui sont restées otages de Daesh pendant deux mois.
Il faut rappeler que la Syrie a été réintégrée dans la Ligue Arabe et qu’elle est candidate pour rentrer dans les BRICS.
Un récent déplacement à Téhéran pour assister à une conférence sur le Nouvel ordre mondial à laquelle participaient des délégations de nombreux pays des BRICS, entre autres, et de certains pays européens, nous a permis de mesurer à quel point un monde multipolaire était en train de s’organiser. Téhéran est une ville moderne et de nombreuses jeunes femmes osent enlever leur foulard…Elles sont partout dans les administrations, dans les ministères…Et oser faire la comparaison avec les femmes afghanes sous les talibans relève d’une totale désinformation.
Une récente conférence à Bakou en Azerbaïdjan, réunissant également de nombreuses délégations du monde entier sur « le Sud Caucase, à la croisée des chemins entre la Paix et la guerre », nous a également fait comprendre qu’une autre vision du monde existait.
Par ailleurs ce pays à 80% musulman chiite, est totalement laïc :une synagogue, une église et une mosquée se côtoient à Bakou.
Les femmes ne sont pas voilées, et une grande sécurité règne à Bakou… Alors que les contours d’une paix avec l’Arménie se profilent, il serait absurde que certains pays européens dont la France continuent à livrer des armes et à souffler sur les braises.
Et ce d’autant que Bakou recevra la COP 29 en novembre prochain.
Un déplacement à Phnom Penh en tant qu’observateur pour les élections législatives auxquels participaient des délégations du monde entier nous a également fait comprendre que la démocratie existait dans ce pays. Il était intéressant de côtoyer des observateurs européens, russes, américains, géorgiens et azerbaidjanais, pakistanais, indiens, etc… au chevet du Cambodge.
SIDH — Enfin, pensez-vous que l’Occident en général, et la France en particulier, aient pris conscience de ce phénomène et en aient tiré les conséquences sur le terrain diplomatique ? Pensez-vous que nous manquions de clairvoyance en restant attachés à de vieux schémas de pensée qu’une grande partie du monde conteste de plus en plus ?
P-L : Malheureusement depuis la guerre en Ukraine déclenchée par les Russes, acculés et mécontents que nous n’ayons pas respecté les accords de Minsk, la fracture s’est creusée entre les pays occidentaux et le reste du monde qui milite pour un monde multipolaire.
L’Europe devrait rester indépendante et jouer dans ce monde multipolaire, tout en gardant ses relations privilégiées avec les États-Unis. L’éventualité de l’élection de Donald Trump devrait nous obliger à nous renforcer et à pouvoir compter sur nous-mêmes… et garder des bonnes relations avec tout le monde.
La France aurait une place importante à prendre, encore faudrait-il que notre diplomatie soit renforcée et qu’elle puisse agir librement.
SIDH — Merci Patricia, pour cet entretien.
Si certaines de ses réponses sont susceptibles de choquer certains d’entre nous, il faut rappeler que la Sidh respecte un principe essentiel, celui de la liberté d’expression, celui qu’a formulé de la meilleure et la plus simple des façons, Spinoza, dans son traité théologico-politique, paru en 1670 : « Dans une libre république il est permis à chacun de penser ce qu’il veut et de dire ce qu’il pense. » Si la Sidh n’est pas une libre république, elle n’en est pas moins, plus modestement, une société d’esprits libres.
Cela étant dit, les réponses de Patricia Lalonde sur le basculement du monde sont avant tout une exhortation à prendre acte de l’hostilité croissante d’une grande partie du monde vis-à-vis de l’Occident, perçu comme dominateur et donneur de leçons de morale. Mais il faut également prendre garde à ne pas en rabattre sur nos principes et valeurs en les relativisant, et en considérant que les principes démocratiques, garants de la liberté et de l’égale dignité de chacun, ne sont pas supérieurs aux principes des dictatures, garants de l’absence de liberté et de l’inégalité de dignité de chacun.
Bien au contraire, il est nécessaire et même vital de défendre nos principes en les revivifiant et en ne cédant plus rien à ceux qui les affaiblissent et les sapent à l’intérieur même de nos sociétés.
Les pays occidentaux ont multiplié les “mea culpa” depuis la seconde guerre mondiale, la France autant que les autres et sinon plus. Les autres pays du monde n’ont pas participé à cette repentance collective. Bien au contraire, ils se sont engouffrés dans cette faille que nous avons nous-mêmes ouverte, pour ajouter leurs accusations au procès que nous avons initié contre nous-mêmes.
Il nous faut désormais retrouver la fierté intransigeante de nos valeurs fondamentales, héritées de nos aïeux, et qu’il nous faut transmettre aux générations qui viennent.
Patrice Champion
Président de Sidh-France